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Le Voisin (18)

Episode précédent : Le Voisin (17)

Lundi 16 janvier

J’ai suspendu mon offensive jean-luquienne pendant plusieurs jours. Pour le rassurer. Je ne voudrais pas griller toutes mes cartouches avec mon futur allié. Autant garder des munitions pour combattre notre véritable ennemi, qui a apparemment choisi la même stratégie que moi, puisqu’il se fait très discret, lui aussi. Aucun incident étrange n’est venu troubler le cours de ces dernières heures, que je passe dans une sorte d’hébétude, chez moi, dans la seule compagnie de mes livres. Je me nourris frugalement, et ne sors que pour me ravitailler. J’ai débranché le téléphone. Car qui sait de quelle manière ces vampires peuvent s’introduire chez vous ? D’ailleurs, pour tromper leur vigilance lorsque je m’absente, je dispose un leurre devant une fenêtre, je mets la radio en route et laisse les lumières allumées. Ainsi ne sont-ils pas tentés de pénétrer chez moi subrepticement.

Vendredi 20 janvier

L’heure du plan B a sonné ! Le signal que j’attendais est survenu ce matin : la chauve-souris est revenue ! En ramassant un morceau de pain tombé sous le placard de mon évier, je l’ai retrouvée. Elle était là, minuscule et arrogante, cachée derrière une capsule de bière. Comme si elle pouvait m’échapper ! Je ne sais pas ce qu’elle s’est imaginé ! Quoi qu’il en soit, je l’ai immédiatement faite prisonnière. Elle est actuellement détenue dans une boîte à chaussure que j’ai ficelée avec soin. Et, pour plus de sûreté, je l’ai bouclée dans mon frigo. De quoi lui rafraîchir les idées, en attendant un interrogatoire en règle. Ah ! Ah ! Elle va voir de quel bois je vais la chauffer ! Quelques bougies bien placées parviendront bien à la faire parler. Mais une tâche plus importante me force à remettre cette « entretien » à plus tard.  Le moment est venu de relancer l’opération Jean-Luc. Je me rends chez lui sur le champ. Je l’ai entendu rentrer il y a une heure. Cette fois, c’est décidé, je m’invite, qu’il le veuille ou non. Je n’ai plus de temps à perdre. Je dois lui parler. Il y a urgence. Je vais tout lui dire, ce soir-même. Et tant pis s’il me prend pour un dingue. Il finira bien par comprendre. Je n’ai plus le choix, à présent. Il doit rejoindre la lutte et prendre ma suite, si d’aventure je tombais au combat. Je sens qu’ils sont proches. Il ne vont pas tarder à me tomber dessus. C’est imminent. Je devine leur hostile présence… près, tout près. Elle flotte, immatérielle, comme un brouillard maléfique. Mais je ne vais pas me laisser faire. Ils ne me feront pas disparaître aussi facilement que le gnome. Tiens, on sonne à la porte.

Déjà ?

Fin…

(janvier 2006)


Le Voisin (17)

Episode précédent : Le Voisin (16)

Samedi 24 décembre

Quelle poisse ! Il est parti pour une semaine ! J’avais complètement oublié les fêtes de fin d’année. Je l’ai vu ce matin, chargé de valises et de sacs. J’espère que la déception ne s’est pas trop lue sur mon visage lorsqu’il m’a dit : « A l’année prochaine ! » Je vais me terrer en attendant son retour.

Dimanche 1er janvier

Enfin. Il est revenu. Je reprends les choses où je les avais laissées. But de l’opération : sympathiser avec Jean-Luc en moins de deux semaines.

Mardi 10 janvier

Les choses se compliquent. Jean-Luc vient de me signifier que je ferais mieux de cesser mon petit manège, allusion non déguisée à nos rencontres qui ne doivent rien au hasard. J’ai donc été démasqué. Il est vrai que je n’ai pas fait montre d’une grande habileté ni d’une finesse exemplaire. Je me gnomise à grands pas, c’est indéniable. Quel idiot ! Pour ne pas le louper, j’ai guetté ses allées et venues par le judas de ma porte d’entrée, et j’ai fini par repérer ses horaires, assez réguliers. Il part travailler vers 9h30, et rentre en fin de journée, vers 19h15. Tout dépend du programme de sa soirée. Il sort relativement peu en semaine, mais le vendredi et le samedi, il n’est pas chez lui avant minuit. Sans doute des dîners ou des séances de ciné. Cette petite enquête bouclée, je me suis ingénié à me trouver devant les boîtes aux lettres ou dans l’escalier le matin, mais aussi le soir, ce qui est bien plus compliqué et demande des planques plus longues et fatigantes. Je suis même allé jusqu’à le poursuivre dans les escaliers, les rares fois où il eut le malheur d’être en avance le matin. Puis, las de faire le pied de grue dans les différentes parties de l’immeuble, j’ai décidé que le plus simple était encore d’attendre qu’il passe devant ma porte. Pourquoi ne pas y avoir songé plus tôt ? J’ai donc pris mes aises et installé une annexe de mon salon dans le vestibule. Un fauteuil confortable, un guéridon, une boîte à cigares et une lampe de chevet pour bouquiner. Quand j’entends le bruit de son pas marteler les marches (j’ai appris à le reconnaître entre mille), j’ouvre la porte au moment même où il pose le pied sur mon palier, et là, je demande d’un air détendu et naturel : « Ah ! Bonjour, Jean-Luc. Vous n’auriez pas du feu ? » Il sort alors son briquet et je lui tends un gros cigare, qu’il a la courtoisie d’allumer. S’il est pressé, je ne le retiens pas. Mais s’il semble prêt à s’attarder, je saute sur l’occasion et le bombarde de questions. Il est un peu timide – c’est une chance pour moi – et il a parfois du mal à rompre la conversation. Cela dit, cela ne m’avance guère, puisque je n’ai jamais réussi à le faire entrer chez moi. Ce n’est pas faute de lui avoir proposé un café, un verre, ou même des oursons en chocolat. Je dois avouer que j’ai été singulièrement maladroit. Et, depuis qu’il m’a demandé d’un air un peu sec de cesser de l’importuner, je crains que mes chances ne soient réduites à zéro.

A suivre…


Le Voisin (16)

Episode précédent : Le Voisin (15)

Samedi 3 décembre

Il faut que je sois prudent, extrêmement prudent. Le pendentif en forme de chauve-souris n’est plus là où je l’avais rangé. Craignant quelque sortilège, je l’avais placé dans une boîte en fer sous l’évier, hors de ma vue. Il me mettait en effet très mal à l’aise. Or, ce matin, je me suis levé avec un point au creux de l’estomac, la peur au ventre. Mystérieusement attiré vers la cuisine, j’ai ouvert le placard, à la recherche de la funeste petite boîte. Elle était toujours là, mais son contenu s’était évaporé. Comme par magie… noire, assurément. Je sens que les prochaines nuits vont être peu reposantes.

Lundi 5 décembre

Je n’ai pas dormi depuis deux jours. Je sursaute au moindre bruit. Suis-je en train de devenir fou ? Marcherais-je dans les pas du gnome ? Il faut absolument que je me confie à quelqu’un, sinon je vais exploser. Je connais peu de gens, ici, mais il faut vraiment que je prévienne mes semblables qu’un danger informe nous menace, qu’il est là, à nos portes, sur nos paliers. Au moins qu’une personne de cet immeuble soit alertée. Il me semble que le voisin du quatrième pourrait entendre ce que j’ai à dire. Nous nous sommes souvent parlé, dans l’escalier ou dans l’entrée de l’immeuble. Il est très sympathique, cordial, posé. Nous avons, en outre, plusieurs points communs. J’ai appris, fortuitement, que nous étions nés le même jour, et la même année, ce qui est plus rare. Il vit seul. Et, dernière « coïncidence » : il est écrivain et journaliste. Cela ne fait que confirmer une intime conviction : il est l’allié dont j’ai besoin. Je vais tenter de l’approcher discrètement, sans l’effrayer.

Mardi 20 décembre

J’ai plus de mal que prévu à faire réellement connaissance avec mon voisin, Jean-Luc. Se pourrait-il que, malgré tous mes efforts, je l’indispose ? Bien que je passe – à dessein – un temps considérable dans les parties communes de l’immeuble, je ne l’ai vu que six fois en dix jours. Je me suis contenté de le saluer, essayant ensuite d’engager la conversation sur les nouvelles du jour ou tout sujet susceptible de créer un contact entre nous. A chaque fois, il s’est montré aimable, mais je n’ai pas senti de sa part une volonté de pousser plus loin nos relations de voisinage. Mon air fatigué y est certainement pour quelque chose. Je dois avoir une mine peu engageante, en ce moment. Je transpire la peur et l’insomnie par tous les pores de ma peau. Rien d’étonnant à ce que je fasse fuir les gens. Même ma boulangère me regarde de travers. Je n’y peux pourtant rien. Je porte un tel poids sur mes épaules. Si seulement je pouvais me délester  d’une infime part de ce fardeau…

C’est dans cette optique que, dès vendredi matin, j’ai décidé d’embrayer et de donner un sérieux coup d’accélérateur à mon plan. A présent, j’essaie de le rencontrer au moins une fois par jour. Je suppose qu’il commence à se douter de quelque chose. Peut-être croit-il que je le drague ? Il faudra que je dissipe tout malentendu dans les semaines qui viennent. Mais n’est-ce pas un peu tôt pour le mettre dans la confidence ? Je pense qu’il n’est pas encore prêt à accepter la terrible vérité dont je préfère – pour l’instant – différer la révélation.

A suivre…


Le Voisin (15)

Episode précédent : Le Voisin (14)

Dimanche 20 novembre

J’ai fait une découverte bouleversante qui, depuis, ne laisse plus de répit à mon cerveau fatigué. Cet après-midi, j’étais enfin décidé à faire un peu de ménage et de rangement dans l’appartement. Il était temps. Mais là n’est pas l’important. En ramassant les sous-vêtements et autres livres qui avaient eu la malice de se glisser sous mon lit, j’ai trouvé un bijou que je n’avais jamais vu auparavant. Un bijou de femme. Un bijou de Juliette. Une fine chaîne en or, nantie d’un pendentif représentant un animal bien reconnaissable. Il ne m’a pas fallu deux secondes pour constater, horrifié, que la bestiole dorée qui flirtait depuis plusieurs semaines avec mon parquet n’était autre qu’une minuscule chauve-souris aux ailes déployées. Une chauve-souris !

Jeudi 24 novembre

Aussi dingue que cela puisse paraître, j’en suis arrivé à la conclusion que le gnome n’avait peut-être pas entièrement tort. Toute cette histoire de FlashiColor, de « complot vampiresque » paraît folle, mais je commence sérieusement à penser que son délire se nourrissait d’un fond de réalité. Comment, sinon, cette chauve-souris aurait-elle pu se retrouver sous mon lit ? Et que penser de sa propriétaire volatile ? Se pourrait-il que Juliette fasse réellement partie d’une secte, une organisation secrète dont le signe de reconnaissance serait une chauve-souris ? Cette fois, il faut vraiment que je dorme…

Lundi 28 novembre

Malgré ma répugnance à me retrouver en présence du gnome, je crois qu’une petite visite de courtoisie s’impose. Je dois tenter de découvrir la vérité qui se cache sous le tissu d’absurdités dont il m’abreuve depuis des mois. Je suis à présent convaincu qu’il détient – sans le savoir – certains éléments susceptibles de me mettre sur la voie de Juliette. Je ne l’ai pas rencontré depuis notre mémorable entrevue. Comme toujours, il n’est jamais là où on l’attend.

Mercredi 30 novembre

Je n’en reviens pas : il a disparu, lui aussi ! Déménagé, envolé. Pfftt ! Plus rien. Plus de nom sur sa boîte aux lettres, son appartement vidé… Incompréhensible. En si peu de temps ! Que lui est-il arrivé ? A-t-il une fois de plus été interné ? Cela paraît peu probable. J’ai parlé à sa voisine de palier, qui n’en sait guère plus que moi. Elle a certes été témoin du déménagement, qui a eu lieu il y a un peu plus d’une semaine, dans la plus grande discrétion, compte tenu du nombre de meubles qui restaient, perdus au milieu de la jungle de détritus et de poussière. Il est vrai que j’ai entendu un peu de bruit lundi dernier, mais je n’y ai pas prêté attention, étant donné l’état lamentable dans lequel je me trouvais. Qui plus est, pendant que les déménageurs étaient à l’ouvrage, à aucun moment l’occupant de ce lieu de perdition ne s’est montré, ce qui a également étonné sa voisine. Se pourrait-il qu’il ait définitivement plié bagage ? Qu’il se soit fait la malle pour le paradis des dingos ? En tout cas, cela ne m’arrange guère. Il était ma seule piste, ma seule source d’informations. Et si, justement, il en savait trop ? Me reviennent en mémoire ses paroles angoissées : « Ils m’ont repéré, je suis dans leur ligne de mire ». Et si c’était vrai ? Si, réellement, il avait été assassiné parce qu’il avait découvert des preuves irréfutables des intentions criminelles de la secte ? Ne m’a-t-il pas affirmé que j’étais sa « dernière chance » ? Et si… j’étais le prochain sur la liste ?

A suivre…


Le Voisin (13)

Episode précédent : Le Voisin (12)

Ce dernier épisode m’avait vidé. Je soufflai, me demandant ce que j’allais bien pouvoir raconter à Juliette. Je n’avais pas envie de l’importuner avec cette histoire de fous. J’espérais seulement qu’elle aurait profité de ce petit aparté pour se reposer. Elle semblait si lasse, tout à l’heure… Aucun bruit n’avait filtré de la chambre pendant ma discussion avec le gnome. Se pouvait-il qu’elle ait réussi à se rendormir, malgré la « discrétion » de notre visiteur matinal ? Si tel était le cas, j’en profiterais pour m’allonger quelque temps à ses côtés, sans la réveiller. Je me dirigeai donc en silence vers la chambre. J’entrebâillai doucement la porte, et passai la tête, m’attendant à la voir assoupie sur le lit. J’aimais la regarder dormir, observer ses traits détendus, son souffle calme et profond, son ébauche de sourire, parfois, sa débauche de charme, toujours…

Mon attente, cette fois, fut déçue. Seuls les draps défaits et des vêtements épars sur le sol étaient là pour m’accueillir. Où était Juliette ? Sans doute dans la salle de bains. Mais, là encore, l’absence. Un frisson me parcourut. Une sueur froide. Mille idées funeste se frayèrent un chemin vers mon cerveau. Cohue et bousculade à l’intérieur de ma boîte crânienne. Entrant totalement en ébullition, je courai en tous sens. Je regardai sous le lit, dans l’armoire, puis derrière les portes, dans les tiroirs de la commode et de la table de chevet, pour finir à quatre pattes, la tête sous le tapis ! Comme si Juliette, faite carpette ou résidente de Lilliput, avait pu s’y cacher ! Enfin, la fenêtre me fit signe et j’imaginai l’inimaginable. Et si elle avait sauté ? Ayant mis mes capacités d’analyse en berne, je ne m’étonnais pas que la fenêtre en question fut fermée, et j’avançais vers elle en tremblant. J’ouvris les battants, et regardai en bas. Rien. Rien. RIEN ! Juliette… Ce n’est pas possible…

A cet instant, je perds pied. Et je lui parle, je l’appelle, éperdument. Cette nuit, encore, tu étais dans mes bras, Juliette. Nous avons dormi ensemble, peau contre peau. Nous nous sommes éveillés ensemble. Et nous étions ensemble encore quand le gnome a frappé à la porte. Tu n’as pas pu sortir, je t’aurais vue passer, je t’aurais entendue. Placé comme je l’étais, ta fuite n’aurait pu m’échapper. Et puis, tu ne serais pas partie comme ça… N’est-ce pas ?… Où es-tu, Juliette ? Le soleil est couché depuis bien longtemps, mais je ne peux trouver le sommeil. Je pense même que je ne pourrai jamais le retrouver. Tant que je tu ne seras pas revenue. Combien de temps peut-on vivre sans dormir ?

Je ne le saurai sans doute jamais. La nuit suivante, entre deux bouffées délirantes, je succombai au sommeil sans même m’en rendre compte, et je tombai dans les bras d’une Morphée pourvoyeuse de cauchemars. Encouragés pas une poussée de fièvre impromptue, les songes et la réalité, entremêlés et tout aussi effrayants, se livraient une partie de ping-pong diabolique avec mon esprit. Le gnome, déguisé en Oui-Oui, venait me taquiner et dansait la sarabande avec d’invisibles lutins autour de mon lit. Le grelot de son chapeau résonnait douloureusement dans ma tête, et rythmait la même litanie : « FlashiColor, dehors ! Y’a pas pire qu’les vampires ! » Puis, sur la pointe des pieds, il s’approchait de mon oreille, où, sur un ton confidentiel, il me susurrait sa dernière recommandation : « et surtout, n’oubliez pas : la chauve-souris est leur amie… » Pétri d’épouvante, je m’éveillais, cherchais à tâtons la chaleur du corps de Juliette, et refermais mes doigts sur un tissu glacé.

Les jours qui suivirent, l’hébétement me gagna. Le fait que j’avais cessé de m’alimenter n’y était sûrement pas pour rien. Quelques forces me revinrent lorsque je fis l’effort de me sustenter. A présent, je remonte la pente peu à peu, mais, quoi que je fasse, rien ne pourra combler le vide qui m’habite. Cela fait deux semaines que Juliette est « partie ». Je ne m’explique toujours pas pourquoi ni comment. Mais je n’ai pas encore cessé d’espérer.

A suivre…


Le Voisin (12)

Episode précédent : Le Voisin (11)

La surprise le laissa coi, la bouche ouverte, pantelant. J’imagine, en outre, que tous les efforts physiques que cette crise de folie avait occasionnés commençaient à le fatiguer.

« Ça suffit ! hurlai-je, cramoisi. Vous allez nous laisser tranquilles, maintenant !

– Excusez-moi, Monsieur Le Goff… Il se tordait les doigts comme un gamin pris en faute, déconfit et contrit. Une fois de plus, ces changements brutaux de comportement me déstabilisaient. Ma colère retomba comme elle était venue, et je m’en voulus de cette lâcheté qui me poussait toujours vers la conciliation, la discussion, les compromis. Où donc était cette poigne dont les hommes sont supposés disposer et qui m’aurait permis de me débarrasser de ce dingue manu militari ? La question n’était plus : « suis-je vraiment un écrivain ? » mais « suis-je vraiment un homme ? ». Je m’imaginai un instant dans le rôle que j’aurais dû interpréter : sans mot dire, je lui fichais un direct du droit en pleine face et, avant qu’il n’ait eu le temps de chuter, je l’empoignais par le colback, lui faisais redescendre les escaliers quatre à quatre, et finissais par le jeter dehors avec un bon coup de pied aux fesses. Juliette, impressionnée et effrayée, assistait de loin à la scène et m’accueillait avec reconnaissance quand je remontais l’escalier d’un air détaché, le devoir accompli.

Au lieu de cela, je balbutiai : « Que… que voulez-vous, à la fin, Monsieur Caron ? » Pitoyable.

– Puis-je entrer, s’il vous plaît, Monsieur ? répondit-il en se tortillant. J’aurais dû me méfier de son air obséquieux, faussement timide.

– Et pourquoi est-ce que je vous recevrais ?

– Parce que j’ai une chose extrêmement importante à vous apprendre. Je vous aime bien, et je veux vous protéger.

– Je n’ai nullement besoin d’être protégé, si ce n’est des fous de votre espèce.

– Je le savais : vous pensez que je suis dingue ! J’aurais dû m’en douter… Et, naturellement, cela vous gêne de discuter avec un dingue, n’est-ce pas ?

Il me regardait avec des yeux de chien battu. Je crus qu’il allait pleurer.

– La question n’est pas là ! Mais vos numéros incessants ne peuvent plus durer. Nous voulons vivre en paix, vous comprenez ? » Un regard sans expression était braqué sur moi. Non, évidemment, vous ne comprenez rien à rien !

Il eut un sursaut : « Si, je comprends, Monsieur, je comprends tout ! Mais laissez-moi entrer, s’il vous plaît… Il en va de la sécurité de tout cet immeuble et de notre pays ! »

J’hésitais sur la conduite à tenir. Il semblait calme et prêt à discuter. Si je lui permettais d’entrer quelques minutes, il se contenterait certainement de me débiter une bonne dose de ses bobards paranoïaques et s’en irait satisfait, avec la conviction d’avoir rempli son obscure mission. Tandis que si je lui claquais la porte au nez sans lui avoir permis d’aller au bout de son délire, il y a de grandes chances que la crise de démence ne trouve un nouvel essor…

– Allez-y, mais je vous préviens : si vous tentez quoi que ce soit contre mon amie, je vous bousille !

Il passa le seuil sur la pointe des pieds, en poussant de petits cris de souris : « Oui, oui, oui, Monsieur Le Goff ! Je serai sage comme un Roi mage ! »

Négligeant cette image fantaisiste, je le conduisis dans le salon, lui fis prendre place dans un fauteuil, m’assis moi-même et le priai de se dépêcher de me conter ses balivernes sans plus tarder car, au cas où il ne l’aurait pas remarqué, j’étais toujours en peignoir, étant donné qu’« on » ne m’avait pas encore donné le loisir de me préparer.

– Monsieur Le Goff, je serai bref, et je ne vous importunerai plus à l’avenir. Je vous le promets.

« Parole de gnome à la gomme », pensais-je. Et, à haute voix : « OK, OK, finissons-en. »

– La situation est grave, très grave. Ils ont gagné du terrain, ils sont de plus en plus nombreux. Et pas seulement dans cet immeuble. Ici, encore, l’enjeu est modeste, c’est comme qui dirait pour les petits joueurs. Le Grand Jeu, c’est ailleurs que ça se passe : dans les ministères, les ambassades, les multinationales, les banques, les syndicats… Leur tactique est simple : ils placent des agents un peu partout. Ils infiltrent tous les milieux et, petit à petit, ils sont où il faut être, aux postes clés qui leur permettent d’avoir les mains libres et les canines à l’air sans être inquiétés. Vous comprenez ? C’est de la stratégie de haut vol, la grande classe. James Bond n’a plus qu’à aller se rhabiller ! »

– Je ne vois pas ce que James Bond a à voir là-dedans, mais continuez.

– Hé bien ! moi, j’ai décidé qu’on n’allait pas se rendre sans lutter. Il faut organiser la résistance ! Chacun à son échelle, on peut faire quelque chose. Tenez, ici, dans cet immeuble, il y a « quelque chose » à faire…

– Et qu’y a-t-il donc à faire, dans cet immeuble, monsieur Caron ?

– Je vais vous le dire, mais… c’est délicat. Vous risquez de mal le prendre…

– Allez-y. Après ce que je viens d’entendre, je suis vacciné contre les conneries pour les dix années à venir. Je vous recontacterai dès que j’aurai besoin d’un rappel.

– C’est méchant, ce que vous me dites. Mais je vous pardonne, d’autant plus que j’ai besoin de vous pour agir. Voilà. Votre amie… Juliette, c’est bien ça ?

– Oui, en effet. Vous êtes bien informé.

D’une voix fluette où se lisait une fierté mal déguisée, il répondit : « Hé ! hé ! C’est que je me suis entraîné, ces derniers mois. J’essaye de me mettre à leur niveau, côté espionnage, tactique, tout ça.

– Je m’en réjouis pour vous. Mais abrégeons. Je parie que vous allez me dire que Juliette fait partie de la clique des vampires.

– Oui, exactement ! Vous le saviez donc ? Je n’en reviens pas !

– Et je pense même que tout l’immeuble est au courant.

– Quoi !

– Il faudrait être sourd pour ne pas avoir entendu les hurlements que vous avez poussés dans la cour.

– Quels hurlements ?

– Ne me dites pas que vous avez oublié ce qui s’est passé tout à l’heure ? »

– Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler. Ce que je retiens, c’est que tout le monde ici est au courant que vous hébergez un membre crapuleux de FlashiColor et que personne ne fait rien. A part moi, bien sûr… Bande de collabos !

– Je ne vous permets pas !

– Collabos ! Collabos ! Collabos !

Il s’était levé de son fauteuil d’un bond et répétait sans se lasser son accusation, en marquant chaque « Collabos ! » d’un saut à la grâce « crapeautesque » qui faisait trembler mon parquet de toutes ses lattes. Une colère froide m’emplit et me donna enfin la force de faire ce que j’aurais dû faire depuis un long moment. Je me levai, le pris fermement par l’épaule et le reconduisis résolument vers la sortie. Sobrement. Sans mot dire. Lui non plus ne disait plus rien. Il se laissa mener docilement jusqu’au seuil de mon appartement. Lorsque enfin je relâchai mon emprise, il me glissa juste cette phrase, d’un air las : « Merci de m’avoir écouté, monsieur Le Goff. Je ne vous importunerai plus, désormais. Rappelez-vous ce que je vous ai révélé et ne sous-estimez pas leur force. Et, surtout, n’oubliez pas ceci : leur signe de reconnaissance est une chauve-souris…

– C’est cela, oui. Rentrez chez vous, maintenant…

Il s’éloigna lentement et monta les marches comme un homme usé, accablé par les ans. En refermant la porte, je l’entendis murmurer : « … une chauve-souris… »

A suivre…


Le Voisin (11)

Episode précédent : Le Voisin (10)

 

Dimanche 6 novembre

Pourquoi écrire ? Pour dire quoi ? Plus rien n’a de sens, à présent. Elle est partie… Je crois que ces trois mots suffisent à résumer la pensée qui me ronge depuis deux semaines.

Mardi 8 novembre

Il faut que j’écrive, que je relate ce qui est arrivé le plus fidèlement possible, en n’omettant aucun détail. Je ne peux m’y dérober. Que cette douleur jetée sur le papier soit un premier pas vers la guérison.

Samedi 22 octobre, à sept heures tapantes, Juliette et moi fûmes réveillés en sursaut par des slogans scandés sous nos fenêtres. Une manifestation, à cette heure ! Et dans la cour de notre immeuble ! Impossible. A moins que… C’était lui, évidemment. Seules les brumes d’une conscience encore assoupie avaient pu me faire hésiter sur l’identité du fauteur de trouble. Quand j’entendis quel était le message délivré, je n’eus plus aucun doute sur son auteur :

« FlashiColor dehors ! Y a pas pire qu’les vampires ! »

Suivaient plusieurs coups frappés sur un gong tibétain, dont l’écho se répercutait sur les façades qui ouvraient de grands yeux étonnés : un à un, les volets cliquetaient, puis des fenêtres émergeaient des visages hirsutes, endormis ou franchement agacés.

Ainsi, il recommençait. Et de plus belle. Son délire avait juste attendu son heure pour prendre une nouvelle ampleur, après cette trêve-leurre. Bien que je fusse habitué aux surprises de mon drôle de voisin, j’étais néanmoins étonné de ce dernier coup de théâtre. Il semblait si apaisé, si « normal » depuis son retour de l’hôpital. J’étais plus déçu qu’irrité par cette mascarade matinale, et je me contentais de regarder, navré, le numéro qui se jouait sous mes fenêtres. La voix de mon voisin attaquait les aigus.

« FlashiColor dehors ! Y a pas pire qu’les vampires ! »

Après trois coups de gong, le gnome fit un demi-tour sur lui-même, stoppa net, regarda en l’air et pointa un doigt accusateur dans ma direction. Je tressaillis.

« Elle est là ! La vampire en chef ! Suivez-moi, camarades, on va lui faire la peau ! » Et il déguerpit, lâchant son gong au passage, qui fit un vacarme retentissant en tombant sur les pavés de la cour. Accompagné par son escorte fantôme, il devait à présent se précipiter dans les escaliers et grimper les marches à pattes raccourcies.

– Je l’attends de pied ferme, dis-je. S’il a le culot de sonner ici, je crois que je… La vue de Juliette coupa net ma tirade. Elle avait précipitamment passé un tee-shirt et un pantalon, et avait regagné le lit. Pelotonnée sous les couvertures, elle frissonnait, l’air ailleurs. Elle semblait pétrifiée, le regard fixe et légèrement fiévreux.

– Qu’y a-t-il, Juliette ? m’enquis-je, inquiet.

– Rien… murmura-t-elle.

– N’aie pas peur, je suis là, affirmai-je en endossant le costume un peu trop large du héros viril et protecteur que je n’avais jamais été et que, probablement, je ne serais jamais.

Plusieurs coups violents frappés sur ma porte m’avertirent qu’il était là, prêt à en découdre avec celle qu’il croyait être « la vampire en chef ». Vite. Il fallait à tout prix que je trouve une esquive, une solution expresse qui me permettrait de résoudre ce problème en évitant, si possible, l’affrontement. La tête me tournait. Qui sait ce qu’il était capable de faire si je le laissais pénétrer chez moi ? La sécurité de Juliette était primordiale, et je doutais de mes capacités à contenir l’agressivité d’un fou furieux de son acabit. Jusqu’où était-il prêt à aller dans son délire ? Et s’il dissimulait une arme sous ses vêtements ?  Je paniquais, et l’attitude de Juliette n’avait rien pour me rassurer. Elle était livide, et semblait proche de l’évanouissement.

– Juliette… ça va ?

– Oui… dit-elle dans un souffle, de plus en plus absente.

Pendant ce temps, les coups redoublaient. Je fus pris d’un accès de colère contre cet homme qui se permettait de terroriser celle que j’aimais. Il fallait que cela cesse, immédiatement.

– Reste là, Juliette. J’y vais, et je te promets que c’est la dernière fois qu’il nous gâche une matinée.

Elle hocha la tête, puis s’allongea en me tournant le dos.

– Je vais me reposer un peu, dit-elle.

– Bien. Et, surtout, ne sors pas. Je ne veux prendre aucun risque avec ce taré.

Je fermai la chambre en sortant, traversai le couloir à grandes enjambées et ouvris brutalement la porte d’entrée.

A suivre…


Le Voisin (10)

Episode précédent : Le Voisin (9)

Lundi 17 octobre

Il est de retour. Incroyable, mais vrai. C’est Madame Borie, ma voisine du dessous, qui m’a averti. Elle était présente le jour de son dernier coup d’éclat, et, franchement, elle n’aurait pas parié un kopek non plus que nous le reverrions si vite. Comment a-t-il fait pour ne rester que trois semaines à l’hôpital psychiatrique ? Mystère… En tout cas, il y a fort peu de chance qu’il nous revienne guéri. Juliette passe le week-end ici. J’espère qu’il se fera discret. Car j’ai senti que la scène de l’autre jour l’avait affectée. J’ai même eu l’impression qu’elle me reprochait quelque chose. Je me trompe certainement, mais cela a jeté un froid entre nous et elle a mis presque trois jours avant de retrouver le sourire. Juliette est si sensible… Sans doute une telle violence l’a-t-elle choquée. Je veillerai à ce que cela ne se reproduise pas.

Jeudi 20 octobre

Nous vivons, Juliette et moi, des moments inoubliables, d’une rare intensité. Mon roman n’en prend que plus de retard, mais je m’en moque. Carpe diem. Le reste importe peu. Quant au gnome, il est métamorphosé. J’appréhendais de le rencontrer, mais j’avais tort. Je l’ai croisé au Monoprix, hier matin. L’ayant aperçu le premier, j’ai tenté de l’esquiver. Prenant un air absorbé, je simulai un intérêt profond pour les pains de mie qui me faisaient face. Trop tard. Il m’avait repéré : « Monsieur Le Goff ! »

– Oui, répondis-je d’une voix faible.

– Comment allez-vous ? Je suis ravi de vous revoir. Je pensais justement aller sonner chez vous tout à l’heure, commença-t-il. Un large sourire barrait son visage. Il était rasé de frais et sentait l’eau de Cologne à plein nez.

– Ah bon ? Vous vouliez sonner chez moi ?

Malgré son air avenant, l’idée qu’il sonne chez moi ne m’enchantait guère. Cela me rappelait certaines scènes nocturnes que j’aurais préféré oublier.

– Oui, Monsieur Le Goff. Je tenais à m’excuser pour tout le dérangement dont je me suis rendu responsable.

Dérangement, c’est exactement le mot qui convenait, et il s’appliquait à mon voisin dans tous les sens du terme… Mais je fus assez hypocrite pour dire :

« N’en parlons plus, voulez-vous. Les dégâts causés à la cage d’escalier ont été réparés…

A l’évocation des conséquences matérielles de ses « frasques  », il se rembrunit sensiblement, si bien que j’ajoutai d’un ton optimiste :

– Vous avez l’air en forme…

– Aucun doute là-dessus : je suis en pleine forme. Sa bonne humeur était revenue. On peut même dire que je revis. Vous savez, je me souviens à peine de ce qui s’est passé, avant qu’ils ne m’emmènent… vous savez…

– Je pense que cela vaut mieux pour vous, Monsieur Caron. L’essentiel est que vous soyez guéri, n’est-ce pas ?

– Oui, murmura-t-il. Je suis guéri. Grâce aux médicaments qu’ils m’ont donné, j’ai vite remonté la pente. Pourvu que ça dure !

– Oui, repris-je, d’un air convaincu : pourvu que ça dure. »  Et ça, je le pensais vraiment.

 A suivre…


Le Voisin (9)

Episode précédent : Le Voisin (8)

Vendredi 8 septembre

Hier, au vernissage de la galerie de Kate, j’ai fait la connaissance d’une charmante créature. Et, la chance étant de la partie, elle n’a pas dédaigné ma compagnie, ni mon désir de la revoir au plus vite. Nous avons rendez-vous cet d’après-midi. D’abord une exposition, puis, je l’espère, une promenade qui nous mènera jusqu’au dîner que, de manière « inattendue », je ne manquerai pas de lui proposer. Elle a pour nom Juliette et me fait déjà tourner la tête.

Mardi 20 septembre

L’amour est l’ennemi de la création. Comment penser à mon affreux personnage gnomique lorsque l’on partage les jours et les nuits de Juliette ? Sa beauté et son esprit éclipsent tout le reste. Les mots, d’une triste banalité dans ce cas précis, peinent à décrire ses longs cheveux noirs, la blancheur nacrée de sa peau, ses yeux sombres et profonds. Moi qui ne jurais que par les blondes diaphanes, je me suis laissé envoûter par les sortilèges de cet oiseau de nuit.

Du coup, mon roman est en rade, une fois encore. Mon éditeur vient de m’appeler pour prendre des nouvelles de mon « petit dernier ». J’ai failli lui répondre qu’il était prématuré de parler du petit dernier, dont la gestation serait sans doute éléphantine. Mais je jugeai qu’il était inopportun de le prendre de front, étant donné ma délicate situation. Je m’inventai donc des obligations, des devoirs, des imprévus, des excuses… tout ce que je pus pour justifier mon silence depuis plus d’un mois. Comme le dit mon voisin, je suis un peu « dans la lune », en ce moment. Juliette, Juliette… Il va falloir que je me fasse violence pour me distraire de ta présence enchanteresse.

Samedi 24 septembre

Ce matin, nous avions décidé de nous offrir une « garce matinée », un état de grâce  mâtiné de délicieuse scélératesse. J’étais loin d’imaginer de quelle manière ce programme allait être totalement bouleversé. Cela commença par un bruit sourd qui semblait dégringoler l’escalier pour s’arrêter sur mon palier. Je pris le parti d’ignorer ces OBNI (Objets bruyants non identifiés).

« Je parie que c’est mon voisin du dessus qui fait encore des siennes. Nous ne sommes pas là. » J’étais bien décidé à ne pas laisser le gnome gâcher ces instants précieux. J’avais averti Juliette de ses bizarreries, mais, depuis qu’elle venait chez moi, elle n’avait pas eu le déplaisir de les subir, mon voisin ayant fait preuve d’une discrétion et d’une tranquillité inhabituelles. Le calme avant la tempête, songeai-je. Bonne intuition : ce matin-là, nous eûmes droit au tsunami. Adieu, léger crachin, bonjour gros grain. Mon voisin avait sorti l’artillerie lourde. J’en eus la confirmation quelques minutes plus tard, lorsque, las d’entendre le vacarme, je décidai de le faire cesser, d’une manière ou d’une autre.

« Ne bouge pas, dis-je à Juliette. Je reviens tout de suite. » Je passai un peignoir et, furax, ouvris la porte d’entrée. Ce que je vis me surprit tant que j’en oubliai d’être en colère.

Plusieurs étagères en morceaux jouaient les mikados, des chaises avaient les pieds en l’air et faisaient les gaillardes sous le poids d’une armoire à glaces sévèrement amochée. Les meubles côtoyaient des objets ordinaires qui me parurent insolites dans le décor qui était devenu le leur : une brosse à cheveux, un fer à repasser, une casserole, une plante verte, un masque de Mickey, des gants en laine, des sacs poubelle débordant de détritus infâmes… Cette énumération ne dépareillerait pas dans le « jeu de la valise » qui nous occupait des heures, mon frère et moi, lors des longs trajets en voiture. A présent, pour y jouer, il nous suffirait de remplacer : « dans ma valise, j’ai… » par : « sur mon palier, j’ai… » Et chapeau à celui qui réussirait à ressortir la liste complète – et dans l’ordre – des objets répandus sur le sol ! A croire que mon voisin avait vidé tout son appartement. Non, pas tout, visiblement : un gigantesque bruit emplit l’escalier. La suite arrivait. Rayon électroménager, cette fois. La machine à laver fit de sérieux dégâts en s’écrasant sur les quelques meubles qui étaient parvenus entiers jusqu’à chez moi. Heureusement, j’avais eu le réflexe d’opérer un repli stratégique dans mon vestibule. De toute façon, j’étais bloqué. Impossible de sortir de chez moi.

Juliette m’avait rejoint, tout aussi stupéfaite que moi. Soudain, une voix tonitruante emplit la cage d’escalier : « Dégagez, les vampires ! Et toi, tu crois que je ne t’avais pas vu te cacher dans mon micro-ondes ? Ah ! Ah ! Fous le camp ! Nosferatu en tutu ! » Sur quoi, nous eûmes la visite impromptue du micro-ondes susmentionné, qui atterrit avec perte et fracas sur sa camarade de cuisine, la machine à laver.

« Appelle la police », me dit Juliette. Ce que je m’empressai de faire. Les forces de l’ordre ne tardèrent pas à intervenir, rétablissant enfin le calme dans cet immeuble en émoi. Lorsqu’ils se furent frayé un passage dans le fatras qui encombrait l’escalier, les policiers donnèrent l’assaut et n’eurent aucun mal à maîtriser le gnome, qui poussait des hurlements suraigus. Entre deux cris se glissaient des mots, dont peu étaient intelligibles. Je parvins seulement à saisir ces quelques bribes de phrases : « Arrêtez-les ! Eux ! Moi, j’ai rien fait !… Ils se planquaient dans mes meubles !… Quoi ! Vous les avez laissés filer ! J’en étais sûr !… Au secours ! les flics en sont, les flics en sont !… »

Je pense que, cette fois, il devrait faire un séjour prolongé dans un établissement spécialisé. Je ne doute pas que la compagnie des hommes en blanc lui fera le plus grand bien.

A suivre…


Le Voisin (8)

Episode précédent : Le Voisin (7)

Lundi 5 septembre

Je commence à me demander s’il n’a pas posé des caméras chez moi, avec vue panoramique sur mon bureau et zoom hyper puissant sur mon journal. Je deviens parano (il déteint sur moi), mais j’ai l’impression qu’il sait exactement ce que j’y écris. Depuis que j’ai noté que ma hantise était de le croiser dans l’escalier, il y a deux semaines, je le rencontre tous les jours. Tous les jours et même plusieurs fois par jour ! En fait, dès que je sors de chez moi, sa porte s’ouvre, il dévale l’escalier précipitamment, me dépasse en me jetant une œillade complice, m’attend en bas, essoufflé par sa course. Il me tient la porte et disparaît dans le local à poubelles. Ne me demandez pas ce qu’il fabrique dans le local à poubelles. Je n’en sais fichtre rien, et je ne veux pas le savoir. Quand je reviens, quelle que soit l’heure et la durée de mon absence, il est là ! Pas toujours au même endroit, ce qui a le don d’accroître mon stress, mais il est là, quelque part.

Lundi, je rentrais chez moi les bras chargés de courses. Je composai le code d’entrée de l’immeuble, et avançai lorsque – surprise ! – il surgit de derrière l’épaisse porte en bois, diablotin grimaçant sortant de sa boîte à malice. Je fus si saisi que j’en laissai tomber l’un de mes sacs, qu’il s’empressa de ramasser, se courbant comme un courtisan coupable de quelque forfait sournois.

« Je vous ai fait peur ? s’enquit-il d’un air naïf.

– Evidemment, que vous m’avez fait peur ! Je peux savoir ce que vous faisiez tapi derrière la porte ?

Il eut l’air embarrassé.

– Heu… J’allais sortir. » Sur quoi, mettant ces paroles en pratique, il pressa le bouton d’ouverture de la porte et disparut de ma vue.

– Bien sûr, Monsieur Caron, bien sûr, murmurai-je…. Et où comptez-vous aller… en chaussons ? »

Le lendemain, changement de scénario. J’étais allé déjeuner avec un ami dans le Marais. Vers 15 heures, je pénétrai dans l’entrée de l’immeuble et montai les escaliers. Aucun bruit. Le secteur était calme. Je me réjouissais déjà de ne pas avoir fait de mauvaise rencontre. Fatale erreur ! Une fois arrivé devant ma porte, une incompréhensible nervosité m’envahit. Je sortis ma clef et l’enfonçai en toute hâte dans la serrure. Comment expliquer cette panique sans objet, ce désir de fuir au plus vite une présence menaçante, invisible et sans doute imaginaire ? Le silence, pourtant, était total. Seule cliquetait ma clef tournant dans la serrure, un tour, deux tours, trois tours… Non, je n’étais pas seul !

Je ne pus m’empêcher de me retourner, laissant mon regard balayer tous les coins et recoins de la cage d’escalier. C’est là que je le vis : deux gros yeux étaient sur les marches, à mi-étage, et me fixaient sans ciller. Le gnome était littéralement allongé dans l’escalier. De mon palier, on ne distinguait que son crâne dégarni, surmontant les deux billes luisantes, injectées de sang. Depuis quand était-il là, à m’espionner ? Le parquet n’avait pas craqué ; il était donc forcément présent avant mon arrivée. Et, oui, forcément, il avait dû s’apercevoir de mon trouble. J’enrageais. Je devinais sa jubilation perverse devant le spectacle de mon désarroi. J’étais nu, piégé, désarmé. Il n’était nul besoin d’interprète pour décrypter la honte inscrite sur mon visage déconfit. Finalement, par un surprenant renversement de situations, c’est moi qui me sentais découvert, presque pris en faute. Lui, de son côté, se contenta de se relever en souriant. Il se pencha par-dessus la balustrade, esquissa une révérence grotesque, avant de s’éclipser sur la pointe des pieds.

Ceci n’est qu’un échantillon des mises en scènes de nos « rendez-vous » quotidiens. Je sens que je ne vais pas tarder à perdre patience. D’une manière ou d’une autre, il va falloir que cela cesse.

A suivre…


Le Voisin (6)

Episode précédent : Le Voisin (5)

Samedi 20 août

Hier soir, à peine avais-je refermé mon journal qu’un bruit suspect attira mon attention. Une sorte de grattement régulier, comme si un chat faisait ses griffes sur le bois de ma porte. Désormais rôdé aux événements nocturnes insolites, je me dirigeai d’un pas résolu vers l’entrée et tendis l’oreille. Le grattement continuait, têtu. Je ne tardai pas à entrebâiller ma porte, pour découvrir une scène pour le moins surprenante. Le gnome, agenouillé, était à mes pieds. Il leva les yeux d’un air interrogatif. Visiblement, je dérangeais.

« Monsieur Caron, pouvez-vous me dire ce que vous faites à quatre pattes sur mon paillasson, un cutter à la main ?

– Oui, bien sûr, je peux vous le dire, bien que, franchement, j’aie d’autres chats à fouetter. C’est évident, non ? Je prélève des échantillons. Et, croyez-moi, ça ne m’amuse pas.

– Vous prélevez des échantillons de Ma porte ?

– Oui, et des lattes du plancher, aussi. Quel boulot ! Encore deux minutes, et je jette l’éponge. J’ai un mal de dos terrible. D’ailleurs, si vous n’avez rien de mieux à faire que de me regarder trimer, je vous laisse terminer, dit-il en se relevant.

– Mais certainement… Vous ne voudriez pas également que je vous fasse un petit massage, pour apaiser vos lombaires ? lançai-je ironiquement.

– C’est pas de refus : j’adore les massages !

– Je plaisantais, Monsieur Caron, je plaisantais, m’empressais-je d’ajouter, le poil hérissé d’horreur à l’idée que mes mains puissent entrer en contact avec sa chair molle. La prochaine fois, je prendrais garde à ne pas dépasser les limites du premier degré.

– D’ailleurs, à propos de plaisanterie, Monsieur Caron, vous ne pensez pas qu’elle a assez duré ? demandais-je.

– Parce que vous croyez que c’est une blague ? Vous, alors, vous  êtes terrible !

Il paraissait réellement amusé et me regardait en plissant les yeux, comme si j’étais un petit garçon polisson qui venait de faire un tour particulièrement cocasse.

« Non, Monsieur l’écrivain, je ne suis pas dingue, et je ne me prends pas pour Sherlock Holmes non plus. Les preuves que je suis en train de réunir sont accablantes. Vous devriez m’aider, au lieu de continuer à douter. Ils sont de plus en plus nombreux, vous savez, et ils sont rapides et bien organisés. Si on ne se serre pas un peu les coudes, sûr que c’est FlashiColor qui va triompher de nous tous.

– Je suis désolé de vous décevoir, mais j’ignore complètement quel est ce FlashiColor dont vous ne cessez de me rebattre les oreilles.

– Quoi ! Vous l’ignorez encore ? Je pensais pourtant avoir été assez clair… Bon, OK, je vais tout vous dire, car j’ai foutrement besoin d’alliés. Mais ne restons pas là : les murs ont des oreilles… »

S’il n’était pas le héros involontaire de mon roman, j’aurais bien vite esquissé un repli stratégique vers mon appartement. Mais, étant avide de détails pouvant rendre mon personnage plus vivant et réaliste, je consentis à l’écouter. Mais je l’avertis : « Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi, Monsieur Caron. Alors, je vous demanderai d’être bref.

– Ce ne sera pas long. Suivez-moi. »

A suivre…


Le Voisin (5)

Episode précédent : Le Voisin (4)

Dimanche 14 août

Après avoir écrit ces lignes, je filai me coucher. Mais, était-ce dû à une trop grande lassitude ou à une activité cérébrale trop intense ? Je ne pus à m’endormir avant une bonne heure. Le personnage que j’étais en train de créer prenait corps et me hantait. Le malaise ne parvenait pas à se dissiper. Et, dans une demie conscience, tournaient dans ma tête les phrases angoissées et lourdes de menaces que mon voisin avait prononcées : « Ils sont partout », « Ils sont peut-être même chez vous, en ce moment ».

Mercredi 17 août

Je l’ai croisé ce matin, dans l’escalier, en allant chercher mon courrier. L’homme, à la démarche d’automate, grimpait les marches d’un pas lourd et lent. Lorsqu’il me vit, il me fixa de ses yeux mornes, sans avoir l’air de me reconnaître. « Bonjour », lui dis-je. Pas de réponse. Je lui souris d’un air gêné, et me plaquai contre le mur pour le laisser passer. Mais monter l’escalier ne semblait plus être sa priorité : la bouche entrouverte, il me regardait d’un air niais. Désireux d’abréger ce tête-à-tête aussi muet que surréaliste, je décidai de l’encourager : « Allez-y, Monsieur Caron, passez, je vous en prie. » Trois secondes d’hésitation plus tard, il dut se rappeler qu’il n’était pas correct de dévisager ses semblables sans mot dire et que la coutume voulait que l’on se salue en pareille circonstance. Ce qu’il fit machinalement, d’un furtif hochement de tête accompagné d’un inaudible grognement. Après quoi il poursuivit son ascension silencieusement, avant de disparaître. Comme s’il ne s’était rien passé il y a trois jours. Comme si nous étions de parfaits étrangers.

Vendredi 19 août

Cet après-midi, j’ai téléphoné à mon éditeur, qui, comme je le présumais, n’est pas opposé à ce que je lui livre un thriller… pourvu que cela se vende. Il ne me l’a pas dit de cette manière, mais c’était sous-entendu. Encore un qui rêve toutes les nuits qu’il vient de publier le « Da Vinci Code ». Quoi qu’il en soit, me voilà lancé. Je viens d’écrire six pages qui ne me paraissent pas trop mauvaises. Je plante le décor, introduis les protagonistes, installe une atmosphère mystérieuse. Je suis en verve, aujourd’hui. Cela me donnerait presque envie d’aller remercier mon voisin pour avoir réveillé ma plume paresseuse !

A suivre…


Le Voisin (4)

Episode précédent : Le Voisin (3)

– Ils sont partout, je vous dis, partout ! Ils nous espionnent. Tenez ! Pas plus tard que tout à l’heure, j’ai encore déniché l’une de leurs mini-caméras, cachée dans mon frigo. Si cela ne vous suffit pas !

– Excusez-moi, mais je ne vois pas du tout de quoi vous parlez.

– Je vous parle de FlashiColor. Ils ont une bonne couverture, les crapules : officiellement, ils sont dans l’imprimerie, les plaquettes publicitaires, vous voyez. Je suis bien placé pour le savoir : j’y ai travaillé pendant quinze ans. Mais, en fait… »

Il s’interrompit, jetant des regards affolés vers la porte d’entrée, ses yeux rougis roulant dans leurs orbites. Il me saisit le bras avec force et tira dessus pour m’entraîner dans l’autre pièce. Je trébuchai, sous le coup de la surprise, ce qui ne l’empêcha pas d’enchaîner : « Vous avez entendu ? Ils étaient derrière la porte ! Heureusement que je fais gaffe. Et vous, vous devriez être moins dans la lune. Jusqu’à maintenant, on ne peut pas dire que vous me soyez d’une grande aide. Je commence à me demander si je n’ai pas misé sur le mauvais canasson… »

Là, mon sang ne fit qu’un tour. Quel culot ! Me faire traiter de cheval ! J’en avais assez entendu pour la soirée. « Je vous rappelle que vous êtes chez moi , que vous vous êtes introduit dans mon appartement à une heure indue et pour une raison qui m’échappe ; et, franchement, je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais continuer à écouter vos élucubrations, surtout si elles s’agrémentent de comparaisons douteuses avec un équidé. Je vous conseillerai donc de rentrer chez vous et de dormir un peu. Vous avez l’air… fatigué. » Je n’osais dire « dépressif », « à cours d’amphétamines » ou, ce qui serait plus juste : « complètement timbré ».

Il sembla réfléchir – en admettant qu’il en soit encore capable –, se gratta le crâne, prit une inspiration et dit : « Je crois que vous avez raison. Je suis désolé de vous avoir importuné. Cela ne se reproduira plus. Je vais rentrer chez moi, vérifier qu’ils n’ont pas posé des micros et planqué des caméras, me laver les dents, fermer tous les volets et bloquer la porte de ma chambre pour qu’il ne puissent pas entrer pendant que je dors, me brosser les cheveux, débrancher le téléphone pour qu’ils arrêtent de m’appeler, mettre mon pyjama…»

– Oui, bien, bien, l’interrompis-je. » Dans deux minutes, il allait me raconter ses rêves de la nuit à venir. Et, pour moi, le cauchemar avait assez duré. « Je suis sûr que vous ferez tout ce qui convient pour dormir en toute tranquillité, comme je compte le faire moi-même dans un instant.

– Bien sûr, bien sûr, je vous dérange. Excusez-moi encore, Monsieur Le Goff. Je vous souhaite une bonne nuit… et surtout, ouvrez l’œil et le bon !

– C’est ça, c’est ça. Bonne nuit, Monsieur Caron. » Et bon vent !

Mettant cette dernière pensée en pratique, je le congédiai, calmement mais fermement. Il se laissa faire sans protester. Une transformation s’était opérée. Ce n’était plus le gnome gesticulant qui avait réussi à pénétrer chez moi par je ne sais quel tour de passe-passe. L’homme était abattu, les traits tirés, et ne réagit pas lorsque je refermai la porte sur lui. Ce brusque changement d’attitude me mit presque aussi mal à l’aise que la crise de démence qui l’avait précédé.

 

Cela fait trois heures qu’il est parti et que je m’efforce de coucher ces événements sur le papier, malgré la fatigue et malgré le malaise que cela suscite en moi. Suis-je masochiste ? Que nenni ! Cette épisode absurde aura au moins eu un intérêt : je tiens enfin une piste pour mon nouveau roman ! Ce sera un polar. Commercialement parlant, je ne pense pas que mon éditeur y trouvera à redire. Le genre est indémodable, et, qui plus est, je m’y suis déjà essayé – avec un certain succès – par le passé. Inutile de préciser qui sera le maniaque de l’histoire. Mon voisin, évidemment ! Enfin, un personnage inspiré de mon voisin, une sorte de gnome maléfique insaisissable, paranoïaque et complètement imprévisible. Cette rencontre est un signe du destin. L’occasion est trop belle pour la laisser filer, et je compte bien en tirer profit, même si je dois pour cela surmonter ma répugnance et creuser un peu le mystère de cet homme étrange. La création est à ce prix.

A suivre…


Le Voisin (3)

Episode précédent : Le Voisin (2)

J’étouffai un cri de surprise autant que d’effroi. Sa silhouette se découpait à contre-jour dans l’encadrement de ma porte, et j’eus du mal à le reconnaître. Car, aussi drôle que cela puisse paraître, je connaissais l’intrus : c’était l’un de mes voisins, qui habitait à l’étage supérieur. L’immeuble est disposé en L, et l’une de ses fenêtres a vue sur mon salon. Lorsque, comme en ce moment, le temps clément me permet de lire près de la fenêtre ouverte, je l’aperçois fréquemment, accoudé, prenant l’air, les yeux dans le vague. S’il arrive que nos regards se croisent, il me fait un petit signe de la main, avant de disparaître dans son appartement. Jusqu’à ce soir, nos rares échanges verbaux s’étaient bornés à des considérations météorologiques ou des réflexions concernant l’entretien des parties communes. Je savais qu’il vivait seul, et il m’avait dit, un jour, qu’il travaillait dans une société d’imprimerie. C’est à peu près tout ce que je connaissais de lui et, à vrai dire, cela ne m’intéressait guère, pas plus que la vie des autres habitants de l’immeuble. La discrétion et la réserve sont les garants de ma tranquillité, et la froideur un rempart qui protège mon intimité des agressions du monde extérieur. Jusqu’à présent, cette autoprotection s’était révélée infaillible.

Dès que je l’eus remis, je mesurai le ridicule de la situation. Quel roman n’avais-je pas inventé l’instant d’avant ! Le tueur en série était en fait mon voisin du dessus… On n’est pas romancier par hasard, me dis-je, et cela me rassura sur ma vocation. Dans l’instant qui suivit, je tentai de sauver l’honneur en lançant un : « Bonsoir, Monsieur Caron. Comment allez-vous ? » d’un ton exagérément enjoué et peu naturel. « Chuuutttt ! » chuinta-t-il, en posant un doigt sur ses lèvres. Rentrez vite ! Ils vont nous entendre… », dit-il en s’effaçant pour me laisser passer, enfin. Je ne me fis pas prier, mesurant, amusé, le comique de la situation. « Merci de m’autoriser à rentrer chez moi . Trop aimable ! », lui glissai-je avec une pointe d’ironie. Ce qui eut pour effet immédiat l’émission d’un nouveau « Chuuuttttt ! », rendu plus aigu par un agacement qu’il ne cherchait pas à travestir. En me retournant pour lui répondre, j’eus un mouvement de recul. Le contre-jour avantageux avait disparu et, dans la lumière discrète qui émanait de mon salon, l’individu était tout bonnement effrayant. Un gnome, oui, un gnome ! Les légendes de mon enfance bretonne prenaient corps. Sûr que les lutins n’allaient pas tarder à rappliquer. Dans cinq secondes, je serais téléporté sur la lande, et entrerais sans me méfier dans le cercle infernal de la danse des korrigans, sous le regard complice d’une lune pâle, jusqu’à l’épuisement ! Je m’égare, mais c’est exactement l’image qui me vint à l’esprit.

La première chose remarquable chez lui était sa petitesse, accentuée encore par le fait qu’il se tenait légèrement courbé vers l’avant, comme s’il ployait sous le poids d’une charge invisible. Le teint grisâtre de sa figure molle luisait sous une épaisse couche de sueur. Quelques gouttes glissaient lentement le long de ses tempes. Ses lèvres minces tremblaient imperceptiblement et s’étiraient en une sorte de rictus sur une bouche dont on ne voyait pas les dents. Le cheveu rare et grisonnant, en bataille, rehaussait l’aspect délabré de mon inquiétant voisin. Sans que je l’aie prié d’entrer, il se précipita à ma suite et referma la porte, avant de pousser un « ouf ! » de soulagement. J’étais trop surpris pour lui faire remarquer son comportement cavalier. J’attendis donc qu’il s’explique.

« On est en sécurité, ici ? demanda-t-il, toujours à voix basse.

– Evidemment, répondis-je. Qu’aurais-je à craindre dans mon propre appartement ?

– Qu’auriez-vous à craindre dans votre propre appartement ? Ah ! Ah ! On voit bien que vous êtes écrivain, vous : la tête dans les étoiles ! Mais pour le sens de l’observation, vous repasserez ! Excusez, mais c’est un comble que vous n’ayez rien remarqué. Ils sont partout : dans l’escalier, sous les toits, et, évidemment, dans les appartements ! Ils sont peut-être même chez vous, en ce moment, dit-il d’un air angoissé, baissant de nouveau la voix.

– Mais enfin, de qui parlez-vous ? demandais-je.

– Mais des émissaires de FlashiColor, évidemment !

– Evidemment…

A suivre…


Le Voisin (2)

Episode précédent : Le Voisin (1)

Samedi 13 août

Comme si ces dernières lignes étaient prophétiques, je viens de faire une rencontre aussi désagréable que providentielle. Je m’explique. Il y a encore deux heures, j’allais de l’abattement à l’excitation pathétique de l’auteur qui croit avoir trouvé un sujet génial et s’aperçoit presque aussitôt qu’il fait fausse route. J’étais devant mon écran, les doigts suspendus au-dessus de mon clavier, à la manière d’un médium qui tente de faire tourner les tables – sauf, qu’en l’occurrence, c’était plutôt moi qui tournais en rond -, quand la sonnette retentit. Longuement, de façon insistante, comme si la personne qui appuyait sur le bouton avait oublié d’en ôter sa main.

Il était près de 22 heures et je n’attendais aucun invité. Je suis casanier, et je déteste les visites surprises, surtout si tardives. C’est donc d’assez méchante humeur que je me dirigeai vers la porte d’entrée. Je l’entrebâillai, m’attendant à me retrouver nez à nez avec le mystérieux importun qui avait eu l’indélicatesse de troubler ma quiétude.

Tout d’abord, je ne vis rien. Et pour cause. Hier, l’ampoule de mon vestibule avait rendu l’âme ; dehors, le couloir était noir et le lumignon de mon salon ne portait pas bien loin. Il fallut quelques secondes à mes yeux pour s’adapter à la brusque obscurité. Comme aucun mouvement ni aucun bruit ne trahissait de présence humaine, je pensai que, sans doute, une personne s’était trompée de porte et, se rendant compte de son erreur, avait préféré déguerpir, évitant ainsi le désagrément de s’excuser auprès d’un voisin peut-être chagrin. Se pouvait-il que ma réputation de personnage taciturne fut à ce point connue ? Non, ce serait accorder trop d’ampleur à ma renommée. Mégalo, quand tu nous tiens… Je refermai donc la porte, poussai le loquet et repris, soulagé, le chemin de mon petit salon. J’avais hâte de me replonger dans le Dictionnaire historique de la langue française dont je lis quelques pages chaque soir avant de gagner ma chambre. A peine avais-je parcouru trois lignes que mon cœur fit un bond dans ma poitrine. La sonnette venait à nouveau de retentir dans le silence de cette curieuse nuit.

J’hésitai un instant, soudain pris de peur. Mon coeur battait allegro. Qui pouvait bien sonner ainsi chez moi, et, surtout, dans quel but ? Avais-je des ennemis ? Un maniaque avait-il décidé de passer à l’action ce soir ? D’ailleurs, n’était-ce pas la pleine lune ? Avais-je peur des loups-garous ?… Après cette brève bouffée délirante, je me résonnai et décidai de balayer ces idées saugrenues. Un peu de courage, que diable !

Pour la seconde fois de la soirée, je me retrouvais devant la porte d’entrée, que j’ouvris doucement. A l’extérieur, la lumière étaint toujours éteinte. Je ne distinguai rien dans un premier temps. Un mélange de crainte et de colère m’étreint. Soit on se fichait de moi, soit j’étais directement en danger. L’image d’un tueur en série tapi dans l’ombre taquinait un coin refoulé de mon esprit. J’attendis presque une minute, à l’affût du moindre bruit. Comme rien ne se passait, je risquai un pied sur le seuil, puis, étonné par tant de bravoure, le second. Encore deux pas, et j’atteindrais le bouton de l’interrupteur.

Une odeur aigre flottait dans l’air, et je sentis comme un frôlement furtif. Tout courage m’abandonna. J’avais eu mon lot d’aventures pour ce soir. Laissant à d’autres le soin d’élucider ces mystères, je fis vite demi-tour et faillis avoir un infarctus.

Un petit homme se tenait entre moi et l’entrée de mon appartement.

A suivre…


Le Voisin (1)

Une drôle d’histoire, écrite en janvier 2006. A lire sous forme de feuilleton…

Lundi 1er août

« Je suis écrivain. » J’ai beau me raisonner, je ne peux m’empêcher d’éprouver une délectation totalement immodeste en prononçant ces trois mots. Cela fait pourtant une dizaine d’années que je répète cette phrase ponctuellement, notamment lorsqu’on me demande ce que je « fais dans la vie ». Certains, incrédules, me rétorquent : « C’est très intéressant, mais vous avez bien un métier ? » C’est là que j’enfonce le clou (je gagne à tous les coups) : « Oui, je suis écrivain, c’est ma profession ! », ce qui épate la galerie des glaces où je me plais à admirer mon reflet flatteur. Et, devant les mines envieuses ou dubitatives, je me sens souvent obligé d’ajouter, d’un air faussement détaché : « mais j’écris aussi des articles pour plusieurs magazines ». Tout le monde s’en trouve immédiatement rassuré. Car, écrivain, est-ce réellement un métier ?

Jeudi 4 août

En relisant ce qui précède, je me rends compte que je manque cruellement d’honnêteté envers moi-même. Ai-je donc si peur de me dévoiler aux autres que, pris par l’habitude, je m’obstine à m’aveugler moi-même ? Certes, profitant de l’aura particulière que l’état d’écrivain ne manque jamais de dégager en société, j’en oublierais presque l’envers du décor, la triste condition qui est la mienne lorsque, comme aujourd’hui, je ne parviens pas à justifier ce fichu titre d’écrivain. Lorsque, une fois dégrisé, seul devant mon grand bureau en chêne, je me sens aussi plat que l’écran de mon ordinateur. Plus que sec : aride, à fond de cale, vidé, sans contenu. On peut se l’avouer, c’est la panne la plus longue que j’aie jamais connue : six longs mois sans écrire une seule ligne valable. Je me leurre en remplissant consciencieusement ce journal, qui me donne l’illusion de ne pas être totalement stérile. Suis-je encore écrivain ? Et qu’est-ce qu’un écrivain qui n’écrit plus ?

Mardi 9 août

Encore cinq jours sans écrire. Si je suis complètement franc, la prochaine fois que l’on me demande quelle est mon activité professionnelle, je serai sans doute obligé de répondre : « Je suis un écri-vent ». Et ça, pour le coup, ça devrait en étonner plus d’un ! Bien que, parmi la myriade de ceux qui se prétendent écrivains, il y a fort à parier que le métier d’écri-vent est dans l’air du temps…

Jeudi 11 août

Je n’ai pas le début de l’idée qui pourrait faire naître le roman que je m’étais engagé à livrer à mon éditeur dans cinq mois. Il serait temps que je me réveille. Mais qu’ajouter de plus à ce que j’ai déjà écrit  dans mes précédents livres ? Lorsque j’étais jeune écrivain, les sujets foisonnaient, il fallait me retenir, dompter une écriture qui fusait, intarissable. Il y avait tant à dire, tant à vivre et à ressentir. Une existence n’y suffirait pas !

Que s’est-il passé ? Une chose assez simple et banale, somme toute. Ces dernières années, j’ai peu à peu restreint mes champs d’investigation. Pour confectionner le doux cocon qui est mien aujourd’hui, j’ai dû redoubler d’efforts pour éloigner de moi les remous épuisants du monde, tout ce qui rime, de près ou de loin, avec misère, douleur, difficulté… Et, ce faisant, j’ai eu un retour inattendu : je me suis retrouvé avec moi-même. Après une lune de miel dont l’intensité n’eut d’égale que la brièveté, j’ai vite compris que j’allais m’auto-asphyxier si je prolongeais ce tête-à-tête trop longtemps. Une réalité s’est imposée à moi : je ne suis pas calibré pour l’autobiographie. Il me faut donc du neuf, de l’air, de la chair, de la vie enfin ! L’ascète ne va pas tarder à s’offrir un festin de roi. Le nouveau Rastignac des lettres est né, et il affûte ses idées en attendant sa proie.

A suivre…